Washington plante son drapeau sur la potasse gabonaise
- davidbriand2
- 19 sept.
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[ENG]
Sous le ciel blanc d’un été étouffant à 45 degrés Celsius dans les grandes plaines de l’Iowa, les tiges de maïs s’élèvent comme des millions de soldats rangés au cordeau. Ici, le sol ne nourrit pas seulement l’Amérique : il alimente aussi une machine agricole parmi les plus puissantes au monde. Premier producteur mondial de maïs, les États-Unis cultivent à perte de vue à coups de pesticides et de John Deere. In God We Trust, certes, mais pas seulement. Ce système agricole intensif vit sous perfusion d’un engrais importé : la potasse.

Ces cristaux ocres renferment un enjeu bien plus vaste que celui des seuls champs de mais : c’est un levier essentiel de la sécurité alimentaire mondiale et un enjeu de souveraineté nationale pour le pays de l’Oncle Sam. Composée principalement de chlorure de potassium, la potasse est devenue un intrant stratégique, représentant un quart de la consommation mondiale d’engrais. Dans un contexte d’explosion démographique et de dérèglement climatique, elle façonne les récoltes de blé ou de soja et, avec elles, les équilibres géopolitiques de demain.
Le potassium que les Etats-Unis répandent sur ses terres vient d’ailleurs, principalement du Canada, mais aussi de Russie. Et dans un monde où l’approvisionnement en minerais critiques devient un jeu d’influence, Washington cherche à sécuriser ses chaînes. Dernier pari en date : un projet mené par une entreprise canadienne au cœur du Gabon, nouvelle frontière d’un minerai devenu enjeu géostratégique à la croisée des mondes, entre les mines et les fermes.
Semences sous influences
Près de trois quart des réserves mondiales de potasse sont concentrées entre trois pays : le Canada, la Russie et la Biélorussie. Ensemble, ils forment le cœur névralgique de l’approvisionnement mondial en potasse. Selon le U.S. Geological Survey, la production globale s’est élevée à 65,2 millions de tonnes en 2023, avec une hausse attendue à 67,6 millions de tonnes d’ici 2026, portée par la croissance de la demande agricole. L'Association Internationale des Engrais prévoit quant à elle une demande atteignant 118 millions de tonnes d'ici 2050.

Sous perfusion canadienne
Les États-Unis, qui consomment environ 5,3 millions de tonnes de potasse par an selon le US Department of Agriculture, ont décidé de confier les trois quarts de leurs importations à leur voisin canadien. Une dépendance géographiquement bien pratique, certes, mais dont la relation a connu quelques secousses depuis l’ère Trump II.
Premier producteur mondial, le Canada assure à lui seul environ 21,9 millions de tonnes par an d’après Ressources Naturelles Canada. Cette production repose en grande partie sur les vastes gisements du Saskatchewan, exploités par quelques acteurs majeurs du secteur tels que Compass Minerals, Nutrien Ltd, The Mosaic Company ou encore K+S Potash Canada. Mais le paysage pourrait bientôt changer d’échelle. Le géant minier australien BHP développe actuellement le projet Jansen, également situé dans le Saskatchewan. Présenté comme la future plus grande mine de potasse au monde, ce site devrait produire 8,5 millions de tonnes par an à partir de 2027. Un objectif ambitieux, malgré plusieurs retards et un investissement colossal estimé à 7 milliards de dollars.
Production mondiale de potasse par pays en 2022, source : Ressources Naturelles Canada
Classement | Pays | Milliers de tonnes | Pourcentage du total |
1 | Canada | 21 875 | 32,4 % |
2 | Russie | 12 547 | 18,6 % |
3 | Biélorussie | 10 093 | 14,9 % |
4 | Chine | 6 267 | 9,3 % |
5 | Israël | 3 626 | 5,4 % |
- | Autres pays | 13 134 | 19,4 % |
Total |
| 67 543 | 100,0 % |
Le poids de la Russie et de la Biélorussie dans le trio de tête ajoute une couche de complexité. Avec plus de 22 millions de tonnes annuelles, ces deux pays restent des fournisseurs incontournables pour des puissances agricoles telles que le Brésil, la Chine mais aussi les États-Unis qui importaient 10% de potasse russe en 2024. Dans le contexte tendu de la guerre en Ukraine, cette concentration de la production expose le marché à des risques de sanctions, de ruptures d’approvisionnement et d'envolée des prix.
Un engrais devenu critique
Face à cette dépendance, Washington a pris la mesure du risque et tente de diversifier ses sources d’approvisionnement. En mars 2025, la Maison Blanche a inscrit la potasse dans la liste des minerais critiques, au même titre que l’uranium ou le cuivre. Un décret présidentiel impose désormais aux agences fédérales d’accélérer les procédures pour faciliter l’exploitation minière sur le sol national.
Les États-Unis activent aussi des leviers financiers et législatifs, comme le Defense Production Act, pour garantir un approvisionnement national stratégique. Ainsi, Sage Potash Corp, entreprise canadienne, a récemment obtenu un prêt de 14 millions de dollars pour développer un projet dans l'Utah, ciblant une production de 300 000 tonnes par an.
Mais ces efforts domestiques ne suffiront pas à combler les besoins massifs de l’agro-industrie américaine. C’est pourquoi Washington mise aussi sur des partenaires hors de son territoire, dont Millennial Potash, une société canadienne qui explore un filon prometteur en Afrique.
Le pari gabonais de l’Oncle Sam
Sur la côte sud-ouest du Gabon, à proximité de la ville de Mayumba, un projet minier d’envergure est en cours de développement. Porté par la société canadienne Millennial Potash, dirigée par Jason Wilkinson, le site de Banio ambitionne de devenir le premier grand producteur de potasse du continent africain. Loin des plaines du Saskatchewan, cœur historique de la potasse nord-américaine, Millennial parie sur le potentiel géologique exceptionnel du bassin Congo-Gabon, l’un des plus riches au monde.
Potasser le projet Banio

Selon l’étude économique préliminaire (PEA) publiée en avril 2024 par Millennial Potash, le projet Banio affiche des fondamentaux solides. La valeur actuelle nette après impôts est estimée à 1,07 milliard de dollars, avec un taux de rentabilité interne (IRR) de 32,6 %. Le scénario de production cible prévoit 800 000 tonnes par an de potasse, pour un coût opérationnel moyen de 61 dollars la tonne. Des chiffres qui suggèrent la compétitivité du projet à l’échelle internationale.
À moyen terme, la société prévoit de lancer son étude de faisabilité définitive (DFS) en novembre 2025, pour une finalisation courant 2026. C’est également à cette échéance que l’entreprise canadienne espère prendre sa décision finale d’investissement (FID) et déposer sa demande de permis d’exploitation minière.
L’objectif affiché par Millennial Potash est clair : faire de Banio un fournisseur clé non seulement pour l’agriculture africaine, mais aussi pour les grands marchés importateurs de potasse, notamment le Brésil, l’Inde et les États-Unis.
Washington sort le chéquier
Et le projet vient de recevoir un appui politique de poids. En juillet dernier, la U.S. International Development Finance Corporation (DFC) a accordé un prêt de 3 millions de dollars USD à Millennial Potash, accompagné d’un soutien institutionnel assumé. Quelques jours plus tard, une cérémonie officielle s’est tenue à Washington D.C., en présence du président gabonais Brice Clotaire Oligui Nguema, aux côtés de Farhad Abasov, président de Millennial Potash, et Conor Coleman, directeur des investissements de la DFC. Le message était clair : les États-Unis soutiennent ce projet jugé stratégique.

Le soutien américain au projet Banio tombe à un moment politique clé pour le Gabon. Le pays, en pleine transition post-putsch, organise ses premières élections législatives fin septembre. En avril dernier, le général Brice Clotaire Oligui Nguema, auteur du coup d’État de 2023, a été élu président avec 94 % des voix, après l’adoption d’une nouvelle constitution fin 2024. Une page se tourne, après plus d’un demi-siècle de pouvoir Bongo.
Au-delà de la dimension politique, le Gabon reste un partenaire économique pour Washington, notamment pour ses exportations de manganèse, pétrole et bois vers les États-Unis, qui ont représenté près de 163 millions de dollars en 2023. Mais surtout, l’administration américaine menée à Libreville par l’ambassadrice Vernelle FitzPatrick cherche à contrer l’influence grandissante de la Chine dans la région, où la possible installation d’une base militaire chinoise préoccupe.
Potasse africaine : l’émergence d’un acteur clé ?
Le Gabon n’est semble-t-il pas le seul pays à regorger de potasse. Au Congo-Brazzaville, la société britannique Kore Potash développe le projet Kola, qui pourrait atteindre une capacité de production de 2,2 millions de tonnes par an et au Maroc, l’Australienne Emmerson pilote le projet Khemisset, avec un objectif de 700 000 tonnes par an. En Éthiopie, le projet Danakali, porté par Circum Minerals Limited, visait une production annuelle estimée à 750 000 tonnes, avant que le gouvernement éthiopien ne révoque ses licences en avril 2025, rappelant brutalement que l'accès aux ressources reste étroitement politique.
Dans ce grand jeu de la potasse, Washington plante son drapeau sur les terres gabonaises comme on pose un pion sur un échiquier géopolitique. Entre champs de maïs et de soja du Midwest et forêts tropicales d’Afrique centrale, la course à ce minerai ocre révèle une vérité simple et implacable : dans la guerre silencieuse des ressources, la souveraineté alimentaire se joue bien au-delà des sillons et des tracteurs. Alors que les Etats-Unis cherchent à diversifier leurs approvisionnements, le Gabon devient l’étoile montante d’un marché stratégique, où les enjeux politiques s’entrelacent étroitement avec les ambitions minières.



